Changer son regard
Aujourd'hui j'ai laissé une fraction d'un rein dans de nouvelles lunettes.
Les précédentes, mes deuxièmes, avaient sept ans. Mon retour à la civilisation aidant, le nouveau travail retrouvé multipliant le temps devant lézécrans et les larmes (non, c'est pas le boulot chef !), et la décrépitude de mes vieilles loupes premier prix achevant, il était temps de me lancer dans ma troisième itération d'un processus longtemps redouté.
Il y a comme une forme de deuil dans ce schéma.
La première phase du deuil est celle du déni de la perte de l'acuité visuelle (la presbytie dans mon cas). On résiste aussi longtemps que possible. Ma chance à ce stade a été que mon ophtalmologue m'envoie chez un orthoptiste (je vous conseille de le faire si vous pouvez). Onze séances (fort rigolotes par ailleurs) de « kinésithérapie des yeux » et j'ai gagné 18 mois de tranquillité.
Mais bon, faudrait ne pas vieillir, il y a un moment où il faut bien se résigner.
Étant à Nouméa où tout coûte un bras, et haïssant l'idée et la vue (pouf pouf) des lunettes, j'ai pris les loupes les moins chères que j'ai le moins détestées.
La seconde phase, parce qu'il arrive un moment où les classiques problèmes de maux de tête, yeux qui pleurent, etc. reviennent, est celle de la résignation sur fond de colère. De devoir recommencer ce processus médico-commercial, à reculons toujours.
Rebelotte, je me hais toujours autant avec ces béquilles que je suis bien obligé de porter sur le nez. Même choix vite fait, avec un soupçon de couleur cette fois, parce que le rouge sied à ma colère. « Vous faites la 2e paire à 1 franc ? Ah ben non, on est toujours à Nouméa hein, ça vous fera juste un demi-rein. »
La troisième phase, qui devait être celle du marchandage, s'est transformée real quick en acceptation puis en découverte.
Après quinze ans hors de métropole, j'ai donc entamé mon troisième cycle de bigleux à Paris, découvrant par la même occasion cette industrie particulière. Après être passé dans le tunnel bien organisé de ma nouvelle mutuelle et une usine à pondre des ordonnances à la chaîne (vive la médecine libérale moderne), me voici à explorer les opticiens de la place.
J'ai identifié trois types d'opticiens :
- les chaînes genre Affreuxloup
- les dépôts de cochonneries de marques de fringues, chaussures et parfums toutes fabriquées en Chine par les trois seuls fabricants industriels, qui se contentent de changer les branches
- les lunetiers de quartier design / bio / végé / circuit court
J'omets un quatrième type : les opticiens discount type Lunettes pour tous dont les lunettes ont l'air tellement fragiles qu'on n'ose pas les regarder de trop près (ce qui est problématique pour un presbyte). Et même dans le bac le plus cher, celui à 60€ où une demi-douzaine de montures se regardent en chien de faïence, il n'y avait rien qui ne me fasse pas haïr la chose encore plus.
Je serais resté dans l'acceptation molle et la lunette Usine 2000™ de la même forme que d'habitude si mon très estimé et néanmoins collègue Joachim ne m'avait pas poussé tête la première dans le terrier sans fond du lunetier de quartier.
« — Va voir ce lunetier, là. Regarde mes lunettes, ils ont des modèles de créateurs super originaux.
— Euh… mais tes lunettes, là, comment dire… » dis-je en regardant ses lunettes rondes effet Harry Potter, « elles vont bien sur toi ! »
Curieux quand même, j'ai exploré les deux lunetiers de mon quartier, qui sont très exactement à l'opposé l'un de l'autre de la même rue.
Dans le premier, un voisin installé depuis 20 ans, m'est venue la réalisation — qui semble évidente si on omet le léger problème du deuil — que ma propre vision de moi-même avec des lunettes n'a aucune importance. J'ai d'abord résisté à sortir de ma zone de confort — « J'aime pas les rondes, ni les écailles » — puis j'ai lâché prise, laissé la vendeuse me proposer des formes que je n'aurais pas choisies spontanément, rigolé avec elle sur un « — Celles-là vous donnent l'air méchant ! — Oh, je n'ai pas besoin de lunettes pour ça, paraît-il. », m'amuser d'entendre une cliente participer aux avis sur tel ou tel modèle.
Je lui ai dit qu'elle a changé mon regard, avant même de changer mes lunettes.
Fort de cette énergie, j'ai cédé au conseil de Joachim. Et telle Alice au pays des merveilles me voilà précipité derrière le miroir de son lunetier conceptuel à designers en plein cœur de Boboland.
Nouveau lâcher prise entre les mains d'un jeune qui pourrait être mon fils et me voici à explorer un terrier infernal visiblement (pouf pouf) destiné à vous ouvrir les yeux sur une multitudes de possibilités tout en les fermant sur le fait que vous allez échanger un rein pour un nouveau regard.
J'ai flashé sur des lunettes d'un designer japonais, tout en titane, très steampunk avec un parfum de François Schuiten. Il me dit « Ça reste dans votre zone de confort », le fourbe.
Et là il me sort une monture aux antipodes de ce que j'aurais choisi au début de cette aventure. Elles sont rondes, mais pas tout à fait, il y a des écailles mais pas que, du titane… elles sont parfaites.
Aujourd'hui j'ai laissé un dixième de rein. Ils prélèvent le reste à la livraison dans deux semaines.